Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
J’exerce un métier fantastique, et pas donné à tout le monde. Pour y arriver, je me suis beaucoup investie. J’ai bossé énormément et pas seulement pour les études. J’ai travaillé tout le temps. Depuis le début. Sans arrêt. J’ai eu très peu d’interruption, quelques semaines, beaucoup moins qu’un salarié normal pour chaque enfant. Pareil pour problème de santé. Moins de 10 jours pour une chirurgie de thyroide. Moins de 3 semaines pour un cancer. Aucun jour pour mal au dos. J’ai bossé avec un bras en écharpe, un pouce platré, une attelle de cheville. J’ai bossé de nombreuses nuits, de nombreux week-ends, en plus de la semaine, jamais compensés par des repos compensateurs.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Maintenant, j’ai plus de 30 ans d’exercice (Interne à 25 ans). Putain, un professionnel qui a plus de 30 ans de métier, dans tous les autres métiers, il est respecté. Et mieux payé qu’à son début de carrière. Moi, médecin, non. Que j’ai juste vissé ma plaque ou accumulé plus de 30 ans d’expérience, le tarif de ma consultation est le même. En 30 ans, je n’ai aucun bénéfice au titre de l’ancienneté ni à celui de mon investissement.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Je gagne bien ma vie, au prix d’un travail intense. Et NON , je ne suis pas payée par la sécurité sociale. La sécurité sociale solvabilise les patients, mais c’est un choix de société, ce n’est pas le fait des médecins. L’existence de la sécu ne veut absolument pas dire qu’elle me paye. L’école est gratuite, on ne répète pas sans arrêt aux enseignants qu’ils sont rémunérés avec mes impôts. Si la sécu n’existait plus, il y aurait tout autant de malades. Avant l’existence de la sécu, les médecins gagnaient mieux leur vie que maintenant.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
J’assure un service public. J’en ai conscience, et d’ailleurs, cette dernière semaine, étant d’astreinte, j’ai bossé 55 h. J’ai passé la moitié d’une nuit à sauver une vie, et en tant que libérale, sans récupération de repos ensuite. La société change, nous aimons que les magasins ouvrent le dimanche, et c’est ainsi, il doit donc en être de même pour les médecins. Pour autant, cette notion de service public ne peut pas être un fourre-tout qui m’enchaine et m’oblige à accéder à toutes les demandes, voire à toutes les nombreuses exigences des patients. Assurer une mission de service public ne signifie pas que je sois corvéable à merci. Je supporte de moins en moins le harcèlement de patients qui veulent un rendez-vous sur le champ, qui téléphonent ou veulent être reçus au moindre symptôme. Je supporte de moins en moins ceux qui veulent qu’on les voie entre 2 et n’acceptent pas que la consultation soit alors plus rapide qu’à l’accoutumée. Je supporte de moins en moins les rendez-vous non honorés, de plus en plus nombreux. Je supporte de moins en moins ceux qui se pointent avec ½ h de retard pour leur rendez-vous, en exigeant d’être vus quand même. Je supporte de moins en moins que l’on me demande à la fois d’être exemplaire et dans le même temps d’accepter sans broncher toutes les exigences et les incivilités.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
J’aime la médecine. Une consultation est une aventure, magique, à chaque patient renouvelée. Une plage de temps préservé ou le patient vient chercher à la fois un diagnostic et un soulagement. Un moment qui lui est consacré exclusivement. Une consultation, intellectuellement, c’est un vrai investissement intellectuel. On ne doit pas se tromper, on doit faire appel à ses connaissances et trouver la bonne piste. En même temps, il est important de se comporter humainement, d’expliquer et d’être en empathie avec chaque consultant. Tout cela dans un temps limité, car d’autres patients attendent et qu’il faut les voir tous. La consultation, c’est la spécificité du médecin. La consultation, ce n’est pas seulement faire une ordonnance. C’est un vrai acte intellectuel. C’est pompant. C’est mon métier. L’acte technique, c’est la même démarche. Il demande une concentration de chaque instant, dans des conditions physiques souvent fatigantes, des heures debout au bloc par exemple.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Je crois que ce serait mieux de tenir les histoires d’argent à distance des histoires de maladie. Je supporte de moins en moins cette fièvre ambiante, qui tend à affirmer que les médecins sont des vilains détrousseurs de patients, et profitent d’être payés par la sécu pour prendre des honoraires d’enfer. Dans la vie, tout à un coût. Je suis d’accord pour que la maladie n’en ait pas ou presque pas, et que ce soit pris en charge par la société. Par contre, l’exigence doit avoir un coût. Le confort doit avoir un coût. Il faut que cesse ce discours de bisounours politique, qui veut laisser croire que toutes les demandes de soins sont légitimes et que tous les refus des médecins sont le signe de leur mauvaiseté. La majorité des personnes que je vois sont en bonne santé, et sont seulement venus se plaindre de maux humains sans gravité. Je ne suis pas le potentat du zéro symptôme à zéro euro. Je ne compterai pas mes efforts et travaillerai pour rien, dès lors qu’il s’agit d’un malade grave, et c’est ainsi que font, je crois, tous les médecins. En revanche, je ne vois pas pourquoi rhume, grippe, ballonnement, médicaments mal pris, douleurs de-ci de-là doivent aussi bénéficier de tout mon temps et de sa gratuité. A procéder ainsi, on ne fait que m’acculer au mur, et m’épuiser.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Au début, je remplissais des feuilles de sécu, puis les patients les envoyaient pour obtenir remboursement. La sécu me fournissait gratuitement les feuilles. Après, on m’a demandé puis obligée à passer la carte vitale dans une machine à la place de remplir les feuilles de sécu. Il a fallu que je m’exécute, mais aussi que je le finance. C’est moi qui fait le travail d’envoi des feuilles de sécu, mais également moi qui le paye. Car l’appareil de carte vitale, sa maintenance ont un coût. La sécu me dédommage symboliquement, d’à peine 20% de ce que cela me coûte. Quand la sécu ne rembourse pas mon patient, on le renvoie automatiquement vers moi. Pourtant, normalement, ma compétence s’arrête à l’envoi de la télétransmission. Ou s’arrêtait, car cela va évoluer. Désormais, on a décidé que ma consultation ne s’arrêterait plus à l’envoi de ce fichier. On a décidé, que je devrais, en plus de la consultation, télétransmettre le fichier, puis récupérer moi-même le fruit de mon travail non plus au moment de mon acte, mais au bon vouloir de la caisse de sécurité sociale pour 65% puis d’une des plus de 1000 mutuelles pour les 35% restants. Je serai donc payée avec retard, à 3, 10, 30 ou 60 jours ? Et si tout ce dédale de caisse ne fait pas son boulot correctement, je ne serai même pas payée pour le travail que j’ai fait auprès du patient. Jusqu’à présent, comme j’étais réglée lors de chaque acte, je n’ai pas connu ce travail d’entreprise consistant à gérer la récupération des honoraires. Cela va totalement changer ma vie, et additionner une nouvelle tâche, et pas des moindres, dans mon temps déjà contraint et très chargé. Mais je suis riche, dit on, alors peu importe ce travail supplémentaire et non rémunéré.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Dernièrement, on m’allègue que je dois accepter sans broncher encore de nouvelles contraintes. Les voix des patients se mêlent à celles des politiques. Après le coup du tiers payant généralisé, voici le temps des obligations de mise en conformité de cabinet pour l’accès à tous (le mien l’est déjà, je vous rassure). Une nouvelle fois, les médecins sont sommés de payer une amélioration de qualité demandée par d’autres. Les patients trouvent normal de ne pas subventionner les médecins à ce titre, et admettent que de telles améliorations obligatoires s’imputent sur leurs revenus. Imaginez que l’on oblige les salariés à faire ainsi, quel tollé. Si je proteste, les bonnes âmes donneuses de leçon s’indignent, et crient au loup, parce que "les libéraux demandent des aides de l’état quand il s’agit de payer" …
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Le dernier argument en date, qui prend bien dans les médias, est que je dois me conformer à toutes les exigences à la fois des tutelles et des patients au motif que je fais partie d’une profession réglementée. C’est dans ma nature, j’aime bien savoir de quoi on parle. Alors, je vérifie. Stupéfaction ! En France, profession libérale règlementée signifie seulement, en tout et pour tout, qu’elle est dotée d’un ordre ou d'une chambre professionnelle et d'un code de déontologie. Cela n’a aucun autre contour légalement défini. Cet argument fallacieux utilisé pour justifier des contraintes est donc usurpé.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons.
Se plaindre est un phénomène sociétal, en tous cas assez typiquement français en ce moment. Mais j’estime que je ne suis pas à plaindre, je ne demande surtout pas que l’on me plaigne. En revanche, une autre demande courante dans la société, c’est de demander le respect. Et ça, je le dis, j’aimerais que l’on me respecte. Que l’on arrête de vouloir me donner des leçons de service public et de bonnes pratiques, que cessent de naître chaque jour de nouvelles injonctions auxquelles je dois me conformer sous peine de sanction. Je demande ce respect pas seulement pour moi, mais envers la profession et les médecins. Je voudrais que l’on accorde un crédit positif aux médecins, que l’on cesse de les accabler, de les dévaloriser, de les rendre responsables des maux des uns et des autres, voire des maux d’une partie de la société. Le travail médical ne comporte aucun temps de relâche. Consacrer tout son temps aux autres est fortement consommateur d’énergie. Il serait bon de nous respecter, et cesser de nous charger la barque de tant d’obligations annexes, et de tâches connexes. Autour de moi, à mon image, je vois des médecins fatigués. Fatigués physiquement, de par le nombre d’heures de boulot. Fatigués par l’intensité du travail. Fatigués moralement, parce que trop de contraintes. Fatigués parce que trop de demandes, trop d'exigences des patients. Fatigués moralement, parce qu’on leur demande aussi d’assurer et d’assumer des tâches de plus en plus nombreuses, hors de leurs champs de compétences. Le corps médical ne respire pas la sérénité, comme en attestent ses plaintes et ses luttes. Etre soigné par des médecins fatigués, sous pression, lassés des contraintes extra-médicales, dévalorisés, n’est pas une bonne chose, ni pour les patients, ni pour la santé publique.
Je supporte de moins en moins les donneurs de leçons….